Brahim El Haissan

«Les styles naissent les uns des autres, l'évolution en est commandée par les changements des idées et des mœurs, des conditions de la vie, des matériaux et des procédés de travail, mais elle en garde l'essentiel, des lignes antérieures qui demeurent reconnaissables dans les nouvelles». Cette citation du critique d'art Charles Baussan en 1926 peut correspondre à la démarche du peintre El Haissan qui présente au Musée municipal du patrimoine amazigh à Agadir l'essentiel de ses dernières œuvres sous le vocable de «Traces nomades». El Haissan expose rarement et l'on se souvient qu'il donna en 2000 au public un certain nombre d’œuvres, travail d'une matière qu'il avait découverte, la tarlatane et qu'il intitula «Traces de traces» évocation en bleu et blanc des vêtements de la femme du désert poétiquement rendue.
 Si l'art aujourd'hui peut devenir un instrument de connaissance et de quête, cet artiste, écrivain, fort bon critique et inspecteur régional des arts plastiques, rédacteur en chef de la revue Taqafat Sahara, s'est penché sur les vêtements des femmes du Sud, leurs matières, leurs tissages, et les motifs qui les décorent, œuvres intuitives de ces femmes elles-mêmes qui relèvent aujourd'hui d'un folklore ancien. Choisir, c'est créer et l'artiste infléchit vêtements et tissus vers une signification nouvelle par le biais des associations, des contrastes, des oppositions comme le conseillait Lautréamont en son temps
Ces œuvres ne sont pas le résultat d'idées soudaines ni de l'inspiration du moment mais bien matérialisées, après une longue recherche et l'aboutissement d'un long travail d'historien voire d'ethnographe. Il trouve son inspiration dans le travail et sa verve naît bien du labeur quotidien. Il aime travailler dans son atelier silencieux! Après avoir froissé la tarlatane, El Haissan me disait qu'il voyait dans ce qu'il présentait maintenant, une sorte de rupture avec son ancienne vision. Je ne le pense pas car s'il découvre aujourd'hui une nouvelle matière tissée, s'il s'attache à des échantillons de décoration, ronds, croix, carrés, mélanges de coloris trop délavés, galons... tout cela est renforcé par la complexité des éléments irrationnels d'ordre émotif et sensuel avec lesquels sa nature doit s'arranger.
 Ces éléments originairement hétérogènes s'assimilent, les fonctions primitivement opposées s'accordent en vue d'une harmonie, sérieuse recherche de l'expression par désir d'explorer les ressources de rythmes et d'images propres à créer la poésie et à permettre la transmission. Il est attentif à ne rien laisser perdre de ce qui donnait son caractère à l'expression même de l'artisanat, aux habitudes traditionnelles, aux coutumes locales.
On connaît peu d’œuvres aussi artificielles et subtilement vraies tout ensemble, et je suis persuadé qu'il va prendre conscience de sa continuité car quoi qu'on en dise, El Haissan est une personnalité ultrasensible et c'est ce qui nous attire à mieux le voir, à mieux le comprendre lorsqu'il surcharge ces matières de traits rapides et colorés qui tendent à l'abstraction donnant la liberté au public de comprendre et entendre indéfiniment le domaine de sa sensibilité.
L'artiste El Haissan d’aujourd’hui indépendant d’El Haissan d'hier, lui-même dont la continuité conforte l'artiste on le voit se poursuivre dans son œuvre actuelle pour se fortifier dans la rectitude de l'intelligence en raison et en précision.
Puiser en artiste dans son génie individuel et traduire par ses propres recherches l'âme double de son pays, celle fidèle au passé, celle attirée par l'avenir afin d'en tirer les éléments d'une renaissance d'action,) c'est une entreprise qui échoit à l'artiste d'aujourd'hui qui unit à la jeunesse une certaine maturité de pensée.
 Il faut préciser ce que l'art d'El Haissan a de typiquement marocain même s'il ne peut d'ailleurs pas être un peintre populaire, il peint bien dans un style qui caractérise le Maroc du Sud. Il se révèle intuitif et personnel. Son esprit génial se rattache à son temps qu'il prolonge vers l'avenir, (d'où le titre de son exposition  «Traces nomades» car elle va être présentée dans d'autres lieux pendant une année), à définir les rapports oubliés et méconnus qui lient perpétuellement le vivant passé à l'incessante création.
Par Daniel Couturier
Journaliste et critique d’art français
Source: Libération

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