Rachid Sebti

Arrêt sur image. Chaque œuvre de Rachid Sebti semble de ces instants happés par l’œil du photographe qui sait saisir le moment unique, le fragment de vie, fugace, comme jailli d’une brèche du temps. Arrêt sur image. Le geste du peintre se fait oublier, celui de la main, du pinceau qui sculpte patiemment dans la toile courbures et cambrures et fragrances de femmes, délicates plissures d’étoffes printanières ou précieuses, princières, de caftans brodés or, sensuelles plissures de draps, aveuglants de blancheur dans les bris de soleil et glissés là, comme une caresse, sur une chute de reins, un corps dénudé offert au sommeil ou replié, gracile parenthèse, sur une étrange solitude, à la fois douce et saisissante, gracile parenthèse épelant quelque chose d’un rêve inassouvi, figée sur imprenable désir, étouffé.
Arrêt sur image, ou percées de mémoires. Le geste du peintre se fait oublier, dans l’éclipse du temps. Les toiles défilent ressacs d’abyssales souvenances gravées dans la chair, sous la chair.
Arrêt sur image. Ou réminiscences de scènes d’enfance, de ces scènes qui refluent comme autant de mirages, à l’ombre des paupières closes sur un regard pris à l’envers aux fils d’un autre monde qui vit, vibre là, dans la chair, sous la chair. Un monde tout de courbures, de cambrures et fragrances de femmes. Un monde où la terre épouse l’ocre de leur peau, mêlée dans les mêmes coulées frissonnantes des lumières. Un monde qui bat au rythme de leurs joies, de leurs jeux, défaille cercle d’un «bonheur partagé» sur vertige de zelliges où se découpe la silhouette d’une jeune fille dansant un chant scandé par des femmes à ses pieds, fleurit champs de coquelicots où l’écho d’un «bendir» ou d’une «taârija» annonce le printemps, se suspend à des regards pensifs, à des regards complices oublieux des brises océanes qui glissent sous les chemises échancrées, monde, qui se pend à l’intensité d’yeux jetés au loin, à l’horizon sans horizon, des yeux, bouleversants d’incrédule quiétude, grands ouverts entre «les volets bleus», au-dessus de lèvres closes ou absentées sous le drapé d’un «haïk» enroulé assourdissant mutisme, monde, qui voile et étreint de ses brumes jalouses voluptueuses langueurs de Hammam, croule soudain à l’orée du lit d’une «nuit de noces» où trône, voûtée, écrasée par une angoisse pesante et, pourtant, d’une beauté étrangement éthérée, une femme aux traits tirés, inquiets, attendant, les mains accrochées au rebord du matelas, l’instant d’un amour étranger à ses rêves. Et son déshabillé de chuter aux épaules, comme pour traduire son désarroi.
Ensorcelants jusants de mémoires qui habitent l’artiste et dont il se fait le passeur. Les toiles exhalent parfums de terre inaugurale. D’une terre faite femme. Toute l’œuvre de Rachid Sebti est d’ailleurs un hymne à la femme, sublimée jusque dans «la corvée» sur les terrasses où, pendus à l’étendoir, les draps humides érigent un paravent qui l’exile du monde découpé, au loin, puzzle de maisonnées ciselées dans le ciel, dans le jour, blafard: femme, sublimée jusque dans la solitude qui émane, parfois, de ces regards prenants qui vous fixent, vous interpellent, vous empoignent, ou vous ignorent, perdus dans une rêverie hors-le-temps et ses contraintes et ses traîtrises ; femme, sublimée dans les chatoiements de tissus et les tremblées diluviennes du ciel incandescent qui inondent sa peau. Mais, quelle que soit la scène que l’artiste nous donne à voir, il se dégage toujours de ces femmes une force insensée, une envoûtante majesté. Et c’est là, certainement, que se fait fulgurant le talent de Rachid Sebti qui, en réalité, nous donne plus à ressentir qu’à voir en nous plongeant dans l’univers intérieur de ces femmes, dans l’intimité d’une «dormeuse», d’un «moment de rêverie» langoureux, des corps mêlés dans la matrice du bain maure; en nous enveloppant dans des atmosphères à ce point captivantes et palpables que nous avons le sentiment de faire partie du tableau. Car il y a aussi cette intimité-là qui s’installe, immédiatement : cette intimité, prégnante, entre l’œuvre et le spectateur.
Rachid Sebti, cet orfèvre du corps, cet alchimiste de la féminité, fixe les univers contrastés de sa terre natale. La condition même des femmes qu’il met en scène crève la toile. Et nul doute qu’il y a à lire là, dans le travail de l’artiste, quelque chose d’une critique sociale qu’il a, en quelque sorte, choisi de mettre en exergue en la dépassant dans le sublime hommage qu’il rend à la beauté, à la grâce et à cette générosité faites femme. Balayant ainsi, dans ce geste symbolique, dans cette ode qui résonne comme un cri d’amour, toutes les frontières entre la femme asservie ou cloîtrée et la femme libre, une liberté elle-même toute relative. Ne restent que l’éclat des visages, la puissance des regards, le délié, l’élégance, le mystère éblouissants de ces corps de désirs à déchiffrer dans les flamboiements des peaux dénudées ou les sinuosités, parlantes, des tuniques. Ne restent que ces espaces exclusivement féminins où s’échangent les secrets, les silences et les rires, où les corps se libèrent, à l’ombre des regards, dans la joie complice d’une fête, d’une danse, ou un moment de torpeur alanguie.
Né à Larache, Rachid Sebti est resté imprégné des couleurs, silhouettes et parfums de sa terre natale. De cette luminosité ensorcelante, aussi, particulière à ces villes du Nord et qui a ébloui tant d’artistes et de poètes d’Outre-mer. Et sa palette épouse, avec une subtilité incomparable, l’incarnat de cette terre de bleu et de blanc et de soleils ruisselant magique, opaline cécité, parcourue de souffles marins. Cette terre saline et de vastes étendues verdoyantes. Cette terre qui, à l’abri des murets, laisse éclore floraisons mosaïques et splendeurs émouvantes, poignantes, de femmes.
Et si l’artiste, après de brillantes études à l’Ecole nationale des Beaux Arts de Tétouan, s’est installé en Belgique où il a poursuivi sa formation à l’Académie Royale des Beaux Arts de Bruxelles, il n’a jamais vraiment quitté cette ville sienne où il revient souvent et qui continue de l’obséder. Loin du faste orientaliste ou d’une approche purement esthétique du nu féminin, Rachid Sebti échappe à tout courant artistique, à toute école. Il est, certes, un peintre figuratif, mais qui a fait de la figuration un espace sensible de l’invisible, des mouvements intérieurs de l’âme et du corps dont la nudité, tout en transparence, est représentée avec une indicible finesse, une pudeur infinie, douce et humble, comme une révérence.
Bouthaina Azami
Source: Le 360

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